Sur la porte d’entrée, aucune indication, excepté une pancarte « stop ». Il est un peu plus de 14 h ce vendredi au Pirée, à une quinzaine de kilomètres du centre d’Athènes, quand les premiers membres s’engouffrent au 97-99 de la rue Filonos. Tête baissée, allure vive, ils semblent happés par les escaliers abrupts qui mènent au sous-sol. En quelques minutes, ils sont près d’une trentaine d’hommes de tous âges à rejoindre le local obscur. La prière va commencer…
Car si les apparences peuvent laisser imaginer une salle de jeux ou un club privé, l’endroit est bel et bien une mosquée de fortune, l’une des plus vieilles de la capitale, créée en 1981. La pièce, d’environ 80 mètres carrés, est spartiate, mais rien ne manque. Tapis vert au sol, petite bibliothèque, chaire en bois d’où l’imam prononce son sermon et même quelques robinets destinés aux ablutions.
Des manifestants musulmans à Athènes pour dénoncer le film de 2012 « L’innocence des musulmans »
Pour autant, les fidèles ne s’attardent pas, ici. Il n’y a aucun espace de vie. « Notre foi n’est pas respectée, même les chiens ont des parcs mieux aménagés », regrette Sliman, sacoche de professeur à la main. Originaire d’Égypte, la quarantaine, il officie en tant qu’imam dans ce sous-sol : « Le propriétaire de la mosquée me déclare comme peintre ou ouvrier pour me payer, nous n’avons aucune reconnaissance, c’est humiliant. »
Une fois la prière terminée, chacun quitte les lieux rapidement. Pas question de discuter dans la rue. Devant l’entrée, la discrétion est de mise. Et pour cause, ces mosquées « clandestines », près d’une centaine à Athènes désormais, cachées dans des garages, des parkings ou des caves, sont régulièrement la cible de militants du parti néonazi de l’Aube dorée.
Arrivée troisième lors des élections de janvier dernier, avec plus de 6 % des suffrages, l’Aube dorée déclare ouvertement vouloir « nettoyer » la capitale de ses étrangers. Intimidations, insultes et même attaques violentes, comme ce jour d’octobre 2011 resté dans tous les esprits au sein de la communauté musulmane, où un local fut incendié volontairement.
Tahmid, la trentaine, immigré originaire du Bangladesh, se souvient parfaitement de l’événement, il n’était en Grèce que depuis un an. « Le prêche venait de finir quand des hommes en noir sont entrés en criant “mort aux étrangers”. Ils ont mis le feu et nous ont interdit de bouger. Puis nous avons été enfermés à l’intérieur, avec les flammes. » Tahmid appelle alors la police, qui ne semble pas décidée à intervenir. « Ils me disaient que l’intervention était trop dangereuse et que les militants ne les laisseraient pas approcher. » Dehors en effet, près de deux cents personnes, armées entre autres de barres de fer, bloquent l’accès au bâtiment. « La police était complice ! » affirme le jeune bengali, « ils ne voulaient pas nous aider ».
Dans un pays où plus d’un tiers des forces de l’ordre voteraient pour l’Aube dorée, l’hypothèse n’a rien de farfelu. D’autant que le quartier immigré et pauvre d’Agios Panteleimonas, lieu de l’assaut, est un des fiefs des néonazis qui y font leur loi. « À force d’insister, la police est finalement arrivée et a dispersé les agresseurs. Par miracle, il n’y a eu aucun mort, mais le bâtiment a brûlé à 30 %. » Un bâtiment sur lequel est encore inscrit « Une mosquée : jamais et nulle part »…
Heurts dans le quartier Agios Panteleimonas
Ils sont pourtant près de 500 000 musulmans dans la capitale selon les dernières estimations et représentent plus de la moitié de la communauté présente dans tout le pays. Pour le président de l’Association des musulmans de Grèce, Naïm Elghandour, ce chiffre dérange. « L’immigration s’est intensifiée depuis les années 2000, sous la pression des conflits en Afghanistan, en Irak, en Syrie… Et la Grèce s’est faite débordée par les demandes d’asiles. »
À l’heure actuelle, seule une petite vingtaine de fonctionnaires sont mobilisés pour traiter les centaines de milliers de dossiers de carte de séjour en attente. Une mission titanesque avec un afflux de migrants en hausse constante, notamment depuis le conflit syrien : selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés, 43 500 personnes ont été appréhendées par les autorités grecques à la frontière turque en 2014, soit une augmentation de 300 % par rapport à l’année précédente. Arrivé dans le pays au début des années 1980, Naïm Elghandour, Égyptien d’origine, aujourd’hui âgé de soixante ans, a connu une autre époque. « Les Grecs avaient mis en place une véritable politique d’accueil, structurée et organisée. J’ai été naturalisé en 1988, la procédure a été extrêmement rapide. Désormais, c’est impensable, il y a trop de monde. Beaucoup de citoyens grecs ont l’impression de se faire envahir, et ce rejet de l’immigration prend la forme de l’islamophobie. »
Mais selon lui, cette hostilité générale se heurte à certaines réalités statistiques, puisque près d’un tiers de la communauté musulmane d’Athènes (soit environ 150 000 personnes) possède la nationalité grecque. « Nous sommes intégrés à la société depuis des dizaines d’années. Mes enfants et ma femme sont Grecs, et malgré tout nous restons traités comme des parias. L’explosion de l’immigration ne doit pas masquer une vérité : les musulmans paient en fait la note de la colonisation. »
Depuis le départ des Ottomans en 1833, aucune mosquée n’a vu le jour à Athènes. Les quatre siècles de domination turque ont, semble-t-il, laissé une plaie loin d’être refermée : « Bien souvent, ici, les musulmans sont appelés “Turcs” ou “Mahometans”, les termes qui qualifiaient les anciens oppresseurs », explique Naïm Elghandour. « La haine contre les Ottomans est encore vivace et beaucoup de gens associent musulmans et Turcs, alors même que notre communauté compte bon nombre d’Albanais, de Maghrébins, de Pakistanais, d’Afghans… »
Des militants de Aube Dorée
dépit des contradictions sociologiques, la rhétorique fait recette, et le tout-puissant clergé orthodoxe n’hésite pas à la faire sienne. Si, officiellement, il affirme être en très bons termes avec les musulmans, sa position est pour le moins ambivalente. À l’image du Père Petros, le pope qui dirige l’Église d’Agios Panteleimonas, la plus grande d’Athènes et l’une des plus importantes de Grèce, accueillant chaque dimanche plus de deux mille fidèles.
Cet immigré polonais n’hésite pas à faire référence aux Ottomans pour expliquer l’islamophobie ambiante : « Les Grecs ne sont pas profondément racistes. Mais il faut nous comprendre, nous avons souffert pendant des siècles ; l’occupation musulmane, ottomane, a été très difficile. La peur de revivre cela hante tous les esprits ». Quant à la perspective de voir dans un futur proche une mosquée se dresser sur le sol athénien, le pope ne se montre pas très optimiste : « Je ne pense pas que la population soit prête. Les musulmans doivent être patients, l’histoire est lourde. Peut-être un jour, mais pas tout de suite. »
Ces réticences freinent depuis plusieurs années toute construction d’une mosquée officielle. Le Parlement grec a toutefois voté à plusieurs reprises en faveur du projet, en 2000, 2006 et 2011. Un million d’euros a même été alloué pour l’édification d’une salle de prière sans minaret pouvant accueillir 350 personnes, actée par le Conseil d’État en 2013. Quatre ans plus tard, sur l’ancien garage militaire de Votanikos à l’ouest d’Athènes, nulle trace d’un lieu de culte, le terrain est toujours en friche.
Anna Stamou, ancienne candidate écologiste aux élections européennes de 2014 et membre de l’Association des musulmans de Grèce, est formelle : « L’argent s’est évaporé. Le budget a totalement disparu, on ne sait comment. Les décisions du Parlement sont des écrans de fumée pour calmer les protestations, mais il n’y a aucune volonté politique, en ces temps de crise, de construire une mosquée. »
Née dans une famille de chrétiens orthodoxes, convertie à l’islam depuis onze ans, cette militante de quarante-deux ans a fait de ce projet l’une de ses priorités. « En réalité, nous n’avons pas besoin de financement. Nous sommes tous prêts à nous cotiser pour la mosquée, ce n’est pas un problème. Beaucoup de fidèles travaillent dans le bâtiment et se sont dits motivés pour construire un lieu de rencontre et de prière. Ce que nous souhaitons, c’est simplement de la reconnaissance pour faire évoluer les mentalités. »
Anna Stamou
Animatrice d’une émission sur une webradio de gauche, elle s’attache à faire tomber les barrières entre les différentes composantes de la société : « Les musulmans sont marginalisés parce que les gens ont peur, ils vivent avec des fantasmes et des clichés dans la tête. Il faut que nous apprenions à nous connaître, que nous nous parlions. Certains hommes politiques prétendent qu’une mosquée serait un terreau fertile pour les extrémistes ! » Une ineptie pour celle qui prône un islam de Grèce, soutenu par l’État, et non un islam en Grèce : « Les musulmans eux-mêmes sont le meilleur rempart contre l’islamisme. Il y a quelques semaines, deux femmes originaires du Bangladesh sont sorties dans la rue en niqab. Nous avons tous été au courant immédiatement, c’est dire à quel point les débordements sont difficiles. »
Anna admet recevoir fréquemment des propositions de l’Arabie Saoudite ou du Qatar qui souhaitent financer des lieux de culte. Le refus est systématique : « C’est à l’État grec de se saisir de cette question et de coopérer avec nous. » La jeune femme prend en exemple la situation particulière de la Thrace occidentale, au nord du pays, où plus de 150 000 musulmans sont restés dans la région après l’effondrement de l’Empire ottoman et les transferts de population avec la Turquie des années 1920. Une minorité qui bénéficie officiellement de la protection et du soutien de l’État, et même de représentants au Parlement. « En Thrace, pour des raisons historiques et géopolitiques, la loi islamique est reconnue et appliquée. C’est incroyable que sur un même territoire, les deux extrêmes cohabitent, d’un côté la charia et de l’autre des mosquées clandestines ! Nous, nous demandons juste de pouvoir nous fondre dans le paysage. Il est temps que nous fassions partie de l’histoire grecque ! »
Article repris intégralement du site https://ijsbergmagazine.com : https://ijsbergmagazine.com/religion/article/24233-athenes-la-capitale-sans-mosquee/