• L’histoire oubliée des caricatures de Charlie Hebdo

    L’histoire oubliée des caricatures de Charlie Hebdo ...

    L’histoire oubliée des caricatures de Charlie Hebdo

    Causeur. Daniel Leconte, vous êtes le réalisateur et le producteur de C’est dur d’être aimé par des cons, et vous, Philippe Val, celui par qui le scandale, donc le film, est arrivé : vous dirigiez alorsCharlie Hebdo et c’est vous qui avez décidé de publier les caricatures de Mahomet. Beaucoup de gens se sont demandé pourquoi, dans la flopée de reportages, émissions, documentaires diffusés après les attentats, on n’a pas pu voir ce film à une heure de grande écoute.

    Daniel Leconte. Je m’interroge, effectivement, comme vous, et je m’interdis pour l’instant de tirer de mauvaises conclusions. Dès le 7 janvier, France 2 m’a demandé une priorité sur la diffusion du film. Mais le jour suivant, on m’a dit que certaines choses ne passaient plus aujourd’hui ; quand j’ai essayé de savoir lesquelles, on m’a répondu que la Mosquée de Paris et la médiation musulmane de Paris, qui avaient porté plainte contre Charlie en 2006, n’étaient pas sur la même position aujourd’hui. Je ne dis pas que cet argument n’est pas recevable en soi, mais il aurait suffi d’organiser des plateaux pour contextualiser le film et décrypter ce qui s’est passé depuis. La vraie raison de ce refus est la gêne qu’ils ont à reconnaître que tout était déjà dit il y a neuf ans et qu’ils n’ont rien vu ou rien voulu voir. C’est humain mais tellement ordinaire.

    Philippe Val. Recevable ? C’est tout de même une façon de réviser l’histoire. Que l’on ait renoncé à diffuser ce film me paraît symptomatique de notre façon de faire l’info. On se contente de voir et de revoir la photo de ce qui vient d’arriver, mais on ne cherche pas une seconde à comprendre pourquoi c’est arrivé. L’explication se trouve évidemment dans l’histoire et l’histoire est dans le film de Daniel Leconte. Mais on préfère jeter des faits en pâture au public plutôt que de lui donner le recul historique nécessaire.

    D. L. Mais il y a des réactions beaucoup plus enthousiastes – et pas mal de retournements. Parmi les gens qui célèbrent aujourd’hui Charlie, beaucoup, au moment de la sortie du film, avaient mené une offensive extrêmement dure contre nous. Y compris dans le milieu du cinéma, avec des exploitants de salles qui avaient organisé le silence autour du film. Aujourd’hui, les mêmes diffusent une circulaire conseillant d’aller voir le film. Alors tant mieux s’ils ont compris avec le temps, mais enfin…

    Ph. V. C’est-à-dire qu’il a fallu dix-sept morts pour qu’un certain circuit de cinéma « devienne Charlie ». Et quand on leur disait que tout ce qu’on racontait pouvait finir par les atrocités que l’on a vues, ils étaient très remontés contre nous…

    Mais ils avaient le droit d’être contre les caricatures, cela les rend-il responsables des attentats ? Ce serait un comble d’interdire le désaccord pour défendre nos libertés. D’ailleurs, beaucoup de gens pensent toujours qu’il ne faut pas offenser les croyances des autres et les morts, les églises détruites après la parution du premier Charlie post-attentats ne vont pas les faire changer d’avis. Que répondez-vous à ceux qui disent que nous ne sommes pas les payeurs et que, dans un monde ouvert, la responsabilité devrait limiter notre liberté ?

    Ph. V. C’est une question bizarre ! Renonceriez-vous à dire ou à écrire des choses aussi banales que « la laïcité, ça sert à vivre ensemble » ou « les religions ne doivent pas imposer leurs réglementations dans les zones de vivre-ensemble des pays laïques », si on vous prévenait que vos propos ou écrits vont faire des morts ailleurs ? Non, tout simplement parce que cela signifierait renoncer à l’exercice de la raison. Et qu’on l’exerce avec des mots ou avec des caricatures, sérieusement ou en déconnant, au premier ou au second degré ne change rien à l’affaire. Nous avons mis des siècles à élaborer des systèmes de pensée, puis de gouvernement, fondés uniquement en raison, ce qui nous a permis de créer des sociétés où on peut vivre ensemble malgré nos différences. Et parce que des gens ne l’acceptent pas, il faudrait que nous y renoncions ? Mais renoncer à la raison, ce serait mourir !

    D. L. J’ajoute qu’après le 11 janvier, votre question est datée. Il s’est passé quelque chose d’énorme. Les Français ont dit « Non ». Ils ont donné tort à leurs « élites », et surtout à leurs « élites » médiatiques. Toutes proportions gardées, il y avait, dans l’ampleur et les motivations, quelque chose de comparable à la libération de Paris. Comme en 1944, les Français sont descendus pour honorer ceux des leurs « morts pour la France » et pour désavouer les « élites » qui les avaient trahis. Le 11 janvier, ils ont dit très calmement qu’ils refusaient de se laisser bander les yeux, parce qu’on avait touché à ce qui nous fait nous, les Français, et dans ce qu’on a de meilleur. Alors, on a essayé de nous enfermer dans ce débat sur la responsabilité, comme on l’avait déjà fait il y a neuf ans, pour nous faire taire Philippe, moi et tous ceux qui tentaient de dire la réalité des choses. Très vite, comme le soulignait Lanzmann après le 11septembre, certains médias se sont contentés de « génuflexion hâtive avant de revenir à leurs vieilles antiennes ». J’espère bien cette fois-ci que la diversion échouera.

    Une semaine après le 11 janvier, 42 % des personnes interrogées pour un sondage estimaient qu’il ne fallait pas critiquer les religions…

    D. L. Cela signifie que 58 % ont répondu le contraire…

    Ph. V. Dans une démocratie, c’est la majorité qui compte.

    De plus, il y a tous ces gens qui, dans les pays musulmans, comptent sur nous pour tenir.

    Ph. V. : Malheureusement nos « grands intellectuels » n’ont donné aucun écho au formidable texte signé par une soixantaine d’intellectuels laïques issus du monde musulman et publié par Le Monde. On devrait les aider, mais au déni de réalité, on ajoute le déni de responsabilité !

    Revenons au moment où tout a commencé. En septembre 2005, le journal danois Jyllands-Postenpublie des caricatures de Mahomet. Scandale planétaire, manifs, morts, attaques antichrétiennes. Philippe Val, comment avez-vous avez décidé de publier ces caricatures ?

    Ph. V. : Je ne trahis pas un secret, le soir du 1er février 2006 je dînais avec des confrères, patrons de journaux pour certains, lorsque la nouvelle est tombée : suite à la publication des caricatures du prophète de l’islam, le patron de France Soir, Jacques Lefranc, venait d’être licencié du jour au lendemain. J’ai dit à mes confrères : « On ne peut pas laisser virer ce type parce qu’il a fait son travail. C’est impossible. Il faut qu’on publie tous ensemble ces caricatures, comme ça le problème sera réglé. » Sur le moment, la plupart ont été d’accord. Le lendemain, je recevais des coups de fil. Serge July, deLibération, ne pouvait pas me suivre sur ce coup-là. Le patron de L’Obs de l’époque s’était mis toute sa rédaction à dos en leur soumettant l’idée. Bref, en quelques heures, la plupart des dominos sont tombés, sauf L’Express qui a publié un fac-similé des pages de Charlie Hebdo dans les siennes. Résultat, on est partis en danseuse devant le peloton et on s’est retrouvés tout seuls comme des cons.

    Pensez-vous que, si les autres avaient suivi, on aurait évité ce qui s’est passé ?

    Ph. V. Absolument ! Évidemment ! Un pays solidaire, la presse solidaire sur une valeur fondamentale, ça calme, c’est pédagogique, on aurait gagné sept ans… Et peut-être dix-sept morts. Je suis furieux ! Il y a la peine d’avoir perdu des personnes qu’on aimait et qui faisaient partie de nos vies, mais aussi la colère ! Si on n’avait pas traité la réalité avec un tel dédain, on n’en serait pas là aujourd’hui… Donc, j’ai proposé à la rédaction de Charlie de publier ces caricatures. Il faut comprendre que les dessinateurs ont une façon à eux de dire le monde, qui est le dessin, et qu’ils y tiennent beaucoup ! Les dessinateurs se sentaient très solidaires de leurs confrères danois et je n’ai pas eu de mal à les convaincre. Après, j’ai consulté la comptabilité, le standard… Parce que, tout de même, il y avait un danger physique ! Et tous m’ont dit : « On y va… On y va… » Et on y est allés.

    À ce moment-là, croyiez-vous vraiment à la réalité du danger ?

    Ph .V. Oui, parce qu’on avait énormément de menaces de mort. Tout le monde le savait. J’ai donc été placé sous protection immédiatement. Et je le suis toujours. Il y a même un type qui a été arrêté et qui a fait de la prison parce qu’il voulait m’assassiner. Mais j’ai aussi subi des pressions du pouvoir politique pour me faire renoncer. La veille de la publication, j’ai été convoqué à Matignon. J’ai envoyé mon directeur administratif. Ça ne m’intéressait pas de parler de ça avec Villepin. Après, Chirac m’a pourri sur les marches de l’Élysée, mais il a été aussitôt contredit par son ministre de l’Intérieur : Nicolas Sarkozy. Il y avait une fracture qui traversait aussi bien la droite et la gauche que le gouvernement. Et ça n’a pas beaucoup changé… Nous avons donc publié ces caricatures et il y a eu une audience en référé…

    Qui a attaqué ?

    Ph. V. Ils étaient trois : l’UOIF, une organisation d’inspiration wahhabite appelée la « Ligue islamique mondiale » et la Mosquée de Paris… Le recteur, Dalil Boubakeur, que je connais personnellement, était tout sauf chaud, il voyait plutôt en moi, traditionnellement, un allié qu’un ennemi. Les gens de l’UOIF, eux, avaient de bonnes raisons de me détester… Cela dit, tout ça n’aurait pas tenu si le président de la République n’avait pas poussé la Mosquée de Paris à attaquer… Chirac étant même allé jusqu’à proposer les services de son avocat, Francis Szpiner. Il faut savoir que huit jours plus tard, il partait en Arabie saoudite pour vendre des Mirage. S’il n’avait pas fait un geste pour se démarquer des caricatures, sa visite se serait déroulée dans une ambiance de plomb. Pour se refaire une virginité islamique, il fallait qu’il pousse au procès et qu’il le fasse savoir. Bref, ses motivations n’étaient pas seulement philosophiques ou civilisationnelles mais aussi commerciales et politiques.

    Daniel Leconte, vous avez décidé d’en faire un film. Vous sentiez que quelque chose de l’Histoire se jouait ?

    D. L. Oui. Pour moi, c’était la suite logique d’un long parcours commencé en Algérie au début des années 1980. Grâce à mes amis de l’opposition démocratique, j’ai eu la chance d’être alerté très tôt sur le danger islamiste, qui commençait à se manifester. Il y a eu une deuxième étape, très importante : en 1994, j’ai reçu Salman Rushdie sur mon plateau et, à l’époque, toute la gauche était là : Bourdieu, Derrida, Susan Sontag, Toni Morrison… ils étaient tous là !

    Vous parlez d’un autre temps… Parce que pas mal des héritiers de ces gens-là se situent plutôt dans le camp de « l’islamo-gauchisme »…

    D. L. : Oui, j’étais encore dans ma famille. Quand on recevait Rushdie, c’était au nom de cette idée d’une certaine gauche. Ensuite, il y a eu la guerre civile algérienne, je me suis senti très seul. Philippe et moi avons souvent cheminé ensemble. Je n’étais pas dans la confidence des caricatures, mais deux jours après la parution de Charlie, j’ai publié dans Libé un article intitulé : « Merci, Charlie ! » J’observais que les seuls, dans la presse française, qui avec France Soir et L’Express avaient tenu leur rang de journalistes, c’était eux. Ces caricaturistes avaient « pointé la plume dans la plaie », comme disait Albert Londres. J’ai alors proposé de remettre le prix Albert Londres à la rédaction de Charlie Hebdo. Et je réitère aujourd’hui ma demande pour les gens qui sont tombés… Philippe m’a contacté pour me remercier. C’est ainsi que nous avons pu vivre cette formidable aventure commune.

    Le montage financier a-t-il été facile ?

    D. L. Pas vraiment ! Quand j’ai démarré, toutes les chaînes auxquelles je me suis adressé ont dit non. Et vous seriez surpris de savoir lesquelles, parce qu’elles ont une très bonne réputation dans le landernau. Certains me disaient : « Mais tu es complètement dingue ! Tu veux qu’ils viennent mettre une bombe dans le hall ? » Et, au début, j’ai tourné tout seul, à mes frais et sans assurance de trouver un partenaire. Aussi, je ne remercierai jamais assez Canal et Rodolphe Belmer qui, dès qu’il a eu vent du projet, m’a dit : banco ! C’est grâce à lui que ce film s’est fait, qu’on a été en sélection officielle à Cannes et au festival de New York, et si aujourd’hui on peut voir le film à la télévision, c’est encore grâce à lui… Il a sauvé l’honneur de la télévision française.

    À l’époque, Richard Malka considérait que le simple fait qu‘un tel procès ait lieu constituait une menace à nos libertés, et c’est un peu l’ambiance du film. Aujourd’hui, on se dit qu’un procès, ça reste de bonne guerre… Après tout, c’est ça l’État de droit…

    Ph .V : Tout à fait. Faire un procès est une bonne manière de signifier son opposition. C’est mieux que de tirer dans le tas…

    D. L. Au départ, j’étais un peu comme tout le monde, je me disais : « Quand même, ils sont un peu dingues ! » Et je me souviens très bien d’avoir engueulé mon ami Szpiner: « Tu ne vas pas défendre les mecs qui attaquent la liberté d’expression ! » Après, je lui ai dit : « Finalement, c’est toi qui avais raison, même si c’était au départ pour de mauvaises raisons chiraquiennes, à l’arrivée, tu as canalisé dans un lieu démocratique une offense supposée qu’on faisait à ces gens-là, et tu leur as donné la possibilité de se défendre dans un cadre démocratique. » Le procès a permis d’exposer les arguments sur la place publique, de les confronter, et la République a tranché : elle a relaxé Charlie.

    Certes, mais elle n’a pas pour autant pris la mesure de la gravité du danger, ni progressé dans sa compréhension, et encore moins dans l’identification de ses ennemis. Parce que, tout de même, la Mosquée de Paris, ce n’est pas l’islamisme ! Qu’elle se soit lancée dans cette affaire pour satisfaire sa base aurait dû nous faire comprendre que c’était une partie de l’islam mainstream qui avait (et qui a toujours) des difficultés avec le pluralisme, la liberté d’expression et de jugement.

    Ph. V. : Nous n’avons pas de problème avec l’islam de Dalil Boubakeur, ou celui des imams de Bordeaux, Drancy, Marseille, et d’autres, qui sont des gens tout à fait respectables. Mais oui, nous avons un problème avec une partie de l’islam, depuis plus de trente ans, nous aurions dû nous en apercevoir. Le choc créé par la révolution iranienne de 1979 a permis à l’islam de rafler la mise radicale et de remplacer les idéologies mortes ou mourantes… Et aujourd’hui, cet islam idéologisé prétend être au-dessus des lois démocratiques, dans les pays où l’islam vit sous un régime démocratique. Nos élites préfèrent expliquer ce problème politique et culturel brûlant par des raisons sociales : si une partie des musulmans rejette la laïcité, c’est parce qu’on ne donne pas assez d’argent aux quartiers, parce que la colonisation, parce que ceci, cela… Et en même temps, depuis des années, on nous sert le même refrain : attention, pas d’amalgame, ça n’a rien à voir avec l’islam. C’est complètement idiot ! Si on racontait que les croisades et la Saint-Barthélemy n’ont rien à voir avec le christianisme, on passerait pour quoi ?

    Pour des négationnistes ! Mais revenons au procès. Vous gagnez en référé, mais vos adversaires attaquent au fond. Et pendant un an vous menez campagne…

    Ph. V. : Oui, nous voulions un procès exemplaire. Richard Malka et moi, nous prenons donc nos bâtons de pèlerins, si on peut dire, pour convaincre des gens de venir porter la parole de la laïcité et de la liberté de conscience, et défendre leur expression publique. Parce que la liberté de conscience, ça ne suffit pas, il faut que son expression publique soit protégée. Nous avons rallié à cette cause des personnalités diverses, de droite, de gauche, ainsi que de grands esprits musulmans ou issus du monde musulman, comme Saïd Saadi, Abdelwahab Meddeb, Mohamed Sifaoui. Et aussi, est-il besoin de le préciser, Élisabeth Badinter, Claude Lanzmann…

    Daniel, avez-vous filmé pendant cette phase ? Étiez-vous conscient des enjeux de ce procès ?

    D. L. : Oui, bien sûr, j’ai filmé tout le processus jusqu’à l’audience, y compris les discussions sur le choix des témoins. Ce qui m’a très vite frappé, c’est le fait que tous les acteurs de ce procès allaient cheminer sur une ligne de crête. Il fallait montrer qu’on pouvait critiquer et se moquer de l’islam, et de toutes les religions d’ailleurs, sans trahir d’un iota nos fondamentaux républicains, et sans stigmatiser les musulmans.

    C’était donc une occasion de déjouer le chantage à « l’islamophobie » …

    D. L. : Exactement, l’enjeu du procès, c’était d’arriver à établir un mode d’emploi de cette question pour le futur. Et la grande victoire de Philippe et des autres, c’est queCharlie est entré dans cette bagarre comme un journal de rigolos qui se foutaient de la gueule de tout le monde, et qu’au final ils ont été, à ce moment-là, les plus grands intellectuels de France ! Déjà, à l’époque, c’est en eux que les Français se retrouvaient.

    Philippe, vous êtes alors assez contesté au sein de la rédaction de Charlie. Obtenez-vous néanmoins un consensus durable sur la défense d’une laïcité qu’il faut bien dire de combat, face à la stratégie de grignotage du camp antilaïque ? Et quel est l’état de l’opinion au moment du procès ?

    Ph. V. : C’est simple : à l’intérieur de la rédaction, il n’y a aucun débat à ce sujet, et l’opinion nous est massivement favorable. En revanche, dans le milieu intellectuel et médiatique, la tendance dominante, c’est plutôt l’hostilité, en tout cas la réprobation ; des journaux nous donnent des leçons de bonnes manières démocratiques, certains essaient de démontrer de mille manières qu’on a tort, et qu’on énerve les gens. La grande expression de l’époque, c’est : « L’huile sur le feu. »

    Ça l’est toujours en 2011, après l’incendie. Charb en tire une « une » hilarante. « L’invention de l’humour » – un homme des cavernes avec le feu dans une main et de l’huile dans l’autre.

    Ph. V. En tout cas, cela témoigne d’une absence totale d’imagination dans l’invention des métaphores. Et, ce qui est plus grave, de la répétition de La Trahison des clercs. Benda a écrit ce livre après la Première Guerre mondiale, puis l’a réécrit après la deuxième. Marc Bloch parle de la même chose dansL’Étrange défaite. Et ça recommence sans cesse. Et voilà qu’à nouveau, des intellectuels tournent le dos à la raison !

    On arrive au procès, les 7 et 8 mars 2007. Il y a beaucoup de tension, du stress, l’envie d’en découdre, la peur de perdre. Est-ce qu’à tout cela s’ajoute la peur physique ? Le procès est-il un moment à haut risque ?

    P. V. : Non. Je suis bien protégé, j’ai confiance dans les policiers qui sont autour de moi. Et puis, on ne peut pas vivre tout le temps dans la peur..

    Ah bon ?

    Ph. V. Cependant, on est conscient du danger. Deux ou trois fois, j’étais sorti bêtement sans ma protection, c’était une bêtise qui aurait pu très mal se terminer, donc après, j’ai été plus prudent.

    Quels sont les grands moments du procès ?

    D.L. : Pour moi, c’est la plaidoirie de Richard, énorme… La plaidoirie de Georges Kiejman, sans doute…. Mais la plaidoirie de Richard est incroyable, c’est indiscutable !

    E. L. : Je résume pour les lecteurs. Grâce à l’une des parties adverses qui avait eu l’imprudence de brandir l’argument du « deux poids, deux mesures », Richard Malka a fait une démonstration à la fois implacable et tordante. Vous voulez l’égalité de traitement ? Vous êtes bien sûrs ? Etre logés à la même enseigne que les chrétiens ? Vous voulez cela ? Et il brandissait des unes de Charlie Hebdo où l’on voyait le père, le fils et le pape dans des positions pour le moins offensantes. J’imagine la tête des honorables hommes de religion. Pour faire bonne mesure, il a montré quelques rabbins et d’autres. Et il répétait : « Vraiment, c’est ça que vous voulez ! ». Tout le monde se marrait et, en même temps, c’était une façon magistrale de dire : C’est ça le prix de la liberté. Et ce n’est pas négociable. À la fin de la plaidoirie, ils étaient K.-O. Le procès était gagné.

    Ph. V. Pendant ce temps, moi j’étais à la fois plié de rire et épouvanté. Je me faisais tout petit en voyant ces unes plus trash les unes que les autres dont j’étais responsable… À chaque fois, il montait d’un cran, et je me disais : « Non, il ne va pas oser, non, il faut qu’il arrête… »

    D .L. : Mais attention, tout cela avait un sens. Et dans toutes ses interventions, Philippe s’est employé à le faire apparaître avec force et clarté. Il voulait que cette histoire donne à penser. Ce procès, c’était de la philosophie en action, on assistait au décryptage intellectuel d’une époque, et ce décryptage a permis de désamorcer la question de l’islamophobie et de la retourner à l’envoyeur.

    Ph. V. : Décryptage intellectuel, peut-être, je l’espère… N’empêche, je suis convaincu que l’un de nos avantages sur nos adversaires, c’est que Georges Kiejman, Malka, moi et les autres, on est plutôt des marrants… Dans ce climat dramatique, on a souvent dérapé et fait exploser de rire le tribunal, le public, et même parfois la partie adverse, qui n’arrivait pas à se retenir. Georges Wolinski disait : « Le rire, c’est le plus court chemin d’un homme à un autre. » Pendant une interruption accordée par le président pour nous permettre d’aller boire un verre d’eau, il y a eu un moment étrange. Comme la salle était absolument bondée, on était tous serrés dans l’allée centrale, et je me suis retrouvé collé à l’avocat de la Ligue islamique mondiale… Et le type me dit : « Monsieur Val, je ne suis d’accord avec rien de ce que vous dites, mais j’aimerais bien être votre ami. » Et ça, c’est très important ! C’est l’histoire de l’éternel retour de Nietzsche : si vous deviez vivre éternellement ce que vous êtes en train de vivre, accepteriez-vous de faire ceci ou cela ? Eh bien lui, s’il avait eu à vivre éternellement, il aurait préféré être de notre côté que du sien !

    On le comprend ! L’enfer avec vous, ça doit être plus marrant que le paradis avec ces messieurs.

    Ph. V. On ne peut pas ne pas citer l’intervention presque solennelle d’Élisabeth Badinter. Elle a tout dit, en très peu de mots. « Si Charlie Hebdo perd ce procès, le silence s’abattra sur nous, et c’est la pire des choses. » Et là, elle a mis tout le monde d’équerre…

    Il y a eu aussi ce petit coup de théâtre : la lettre de soutien de Nicolas Sarkozy alors candidat à la présidence de la République. Et vous avez aussi reçu celle de François Hollande. Deux futurs présidents…

    Ph. V. : L’épisode du fax de Sarkozy a été assez baroque. C’était en pleine audience, au milieu de mon très long interrogatoire par le président. Arrive alors une lettre du ministre de l’Intérieur et candidat en campagne, Nicolas Sarkozy, qui soutient spontanément Charlie Hebdo, comme il l’avait fait au moment des caricatures. Donc, il tient bon. Quant à François Hollande, il a fait preuve d’une sacrée indépendance. Ségolène Royal, qui était candidate contre Sarkozy, était, elle, hostile à la publication des caricatures et plus encore à la présence de François Hollande au procès. Elle devait être furieuse. Mais Hollande a eu le courage de venir quand même, ce qui n’a pas dû être facile…

    D. L. : Il y avait aussi Bayrou, qui était également candidat et qui, à ce moment-là, incarnait la troisième force de l’arc démocratique français. Et ce n’était pas évident pour eux, qui se présentaient aux élections, de soutenir Charlie, car ils étaient en avance sur beaucoup de gens dans leurs camps respectifs. Mais j’ai, moi aussi, une anecdote sur l’épisode Sarkozy. J’étais en train de tourner dans la salle des pas perdus quand je vois des gens arriver avec le fax de Sarkozy, pour aller le transmettre à Philippe. Là, quelqu’un de Charlie que je ne citerai pas s’exclame : « On ne peut pas accepter le soutien de Nicolas Sarkozy ! » Je m’énerve: « Mais vous êtes complètement dingues ! Vous avez le soutien d’un mec qui est probablement le futur président de la République… » Réponse : « Peu importe, c’est Sarkozy ! Il faut absolument dire qu’on ne veut pas de son aide ! »

    Ph. V. : À la suspension de l’audience, ces personnes m’ont sauté dessus pour me dire : « Il faut refuser absolument cette lettre de Sarkozy ! » Et je les ai calmés : tout ce qui venait du camp démocratique était bon à prendre.

    Bon, Charlie gagne, la laïcité est sauvée. Et on s’empresse de tout oublier. Dans les années qui suivent, où la République recule sur tous les fronts, le camp laïque est plutôt isolé, montré du doigt. Comme dirait Muray, « le réel est reporté à une date ultérieure ». Cet aveuglement volontaire intrigue…

    Ph. V. : C’est encore la même mécanique du renoncement du milieu intellectuel français dominant. Je crois que le premier ressort de ce renoncement, c’est la peur. Pour masquer cette peur, on construit un discours qui permet de se donner le beau rôle tout en évitant soigneusement la confrontation…

    D. L. : Il ne s’agit pas seulement des élites, mais d’une tendance lourde, à l’œuvre depuis longtemps dans la société française, qui consiste à se protéger des réalités, notamment des réalités totalitaires, en niant leur existence. Face au nazisme, au communisme et aujourd’hui à l’islamo-fascisme, les mêmes mécanismes de déni se mettent en marche. On ne veut pas voir, et quiconque voit doit être réduit au silence par un langage falsificateur et manipulatoire. Dans les années 1950, les communistes inventent le terme « anticommuniste primaire » pour dissuader quiconque de dénoncer le goulag. Aujourd’hui, on tente de nous faire taire par le chantage, en mettant « l’islamophobie » à toutes les sauces. Cela me rappelle une plaisanterie d’Alain Peyrefitte, ancien ministre du général de Gaulle, quand Marchais, le secrétaire général du Parti communiste de l’époque, lui reprochait son anticommunisme primaire. Il lui répondait : « Faites-moi du communisme supérieur, et je vous ferai de l’anticommunisme supérieur ! » Aujourd’hui , il pourrait dire : « Faites-moi un islam supérieur et je vous ferai de “l’islamophobie“ supérieure. »…

    Je ne suis pas sûre que les cadres de l’islam de France apprécient votre boutade. Neuf ans après le procès des caricatures, et quelques semaines après le massacre de Charlie Hebdo, la dénonciation de « l’islamophobie » bat son plein.

    D. L. : L’un des principaux problèmes, c’est que certains sujets accèdent difficilement à l’espace médiatique, ou alors dans des débats caricaturaux où les plus lucides sont invités comme repoussoirs. J’ai eu la chance de bénéficier durablement du soutien de Jérôme Clément à Arte, et je tiens à l’en remercier, car dans un environnement qui ne m’était pas toujours favorable dans la chaîne, il a toujours imposé que je puisse faire ce en quoi je croyais. Avec Belmer, il a été un compagnon de route précieux dans une période où les vrais partenaires étaient rares. J’ai traité grâce à lui des sujets comme « La nuit algérienne », « Le 11 Septembre n’a pas eu lieu », où on démontait les thèses complotistes, ou encore « La femme, l’avenir de l’islam ». En 2003, j’avais réalisé « Les Français sont-ils antisémites ? », c’était la première fois qu’on disait à la télévision qu’il y avait un antisémitisme des banlieues. Depuis, on prend des gants pour le redire…

    Ph. V. : Si nous avons perdu l’après-procès, c’est en grande partie parce que l’information est de plus en plus idéologique en France. Vers 1995, on a vu arriver des petites boutiques comme ACRIMED, assez marginales et très virulentes, qui se sont lancées dans la critique des « médias dominants ». Après tout, pourquoi pas, c’était marrant de dévoiler des collusions. L’ennui, c’est que c’est vite devenu une fabrique de complotisme. Les gens qui sont sortis de là sont devenus profs et formateurs de journalistes, et vingt ans plus tard, on se retrouve avec une génération de journalistes assez massivement convaincue qu’il faut dire certaines choses et pas d’autres, qu’il y a une vision du « Bien » par rapport à laquelle on doit se situer.

    Et voilà pourquoi votre presse est muette. Parlons, pour finir, du Charlie d’aujourd’hui. Le paradoxe, c’est que ce journal, qui est pour beaucoup de gens le symbole d’une laïcité intransigeante, est redevenu un journal gauchiste, passablement imprégné de cette vision du « Bien » que vous évoquez…

    Ph. V. : Là, je peux parler au nom de Cabu, parce que nous avions beaucoup de conversations à ce sujet et nous étions 100 % d’accord. Notre analyse était qu’il fallait un peu tordre l’ADN du titre pour le faire entrer dans l’époque. Mais les enseignes sont plus fortes que les hommes. Bien sûr, nous avons souvent réussi à rendre le journal un peu exotique à lui-même dans sa façon de traiter l’actualité et d’analyser certains sujets. Quand je suis parti, j’étais très contesté à l’intérieur du journal, surtout à cause du licenciement de Siné. Après mon départ, le journal est naturellement retourné à son ADN d’origine. Ce qui n’est bien sûr pas déshonorant.

    Dans son ADN d’origine, il y a aussi ce côté anar et paillard, gaulois et bouffeur de curés.

    Ph. V. : Wolinski, Cavanna, Cabu, les fondateurs, étaient libertaires, mais aussi farouchement laïques. Ça, c’est l’origine même du journal.

    Pour conclure, donnez-moi chacun une raison de croire que le « sursaut » du 11 janvier ne restera pas sans lendemain et que le déni de réel ne reprendra pas le dessus, comme en 2006 ou en 2011.

    D. L. : C’est que cette fois, c’est la mobilisation populaire qui a entraîné le mouvement. Les Français ont dit en masse qu’ils se battraient pour défendre leur laïcité. Et l’ampleur de la mobilisation a donné le signal des retournements de veste dans les hautes sphères. Les gens ont changé de ton. Sur les plateaux de télévision, on nous parle plus aimablement. Pour le moment…

    P. V. : Ce que nous vivons aujourd’hui a quelque chose d’inédit. D’abord, la mort de ces gens, notamment celle de Cabu, un complice durant de si longues années. Mais il appartient aussi à l’histoire et à l’enfance des Français, c’est l’image d’un homme libre, joyeux. Les gens ont soudain réalisé que, si on pouvait tuer Cabu, on pouvait tuer tout le monde. Et ce dimanche-là, quand on a marché dans les rues, on ne savait pas si les gens étaient de gauche, de droite, peu importait, ils disaient : « Je suis Charlie, je suis policier, je suis Juif… » On n’avait pas vu ça dans les rues de Paris depuis que je suis né. Ces gens-là, voilà des années qu’on ne les entend pas et qu’on ne leur parle pas. Les journaux ne leur parlent pas. Les intellectuels ne leur parlent pas. Ce jour-là, je me suis dit qu’il ne fallait pas que ce moment s’arrête. Dans une démocratie, il vaut mieux que les gens sachent qu’ils sont un peu en lien les uns avec les autres. La fenêtre qui s’est ouverte ne doit pas se refermer. Il faut qu’on continue à se parler, à parler à tous ces gens. Sinon, on est foutus.

    Posté par James

    Entretien avec Philippe Val et Daniel Leconte

    Discussion animée par Élisabeth Lévy

    Publié dans Causeur n° 80

    http://extremecentre.org/2015/02/10/lhistoire-oubliee-des-caricatures-de-charlie-hebdo/

     


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